La crise qui se déroule actuellement à la frontière américano-mexicaine est en gestation depuis près d’une décennie. Beaucoup parmi ceux qui cherchent aujourd’hui refuge aux États-Unis sont des Haïtiens qui ont autrefois tenté de le faire dans toute la région des pays de l’Amérique Latine et des Caraïbes (ALC) et dont les espoirs ont été anéantis par les crises économiques et socio-politiques, et par la montée de la xénophobie.

La migration haïtienne vers l’Amérique du Sud

En 2010, un changement significatif de la migration haïtienne a détourné vers l’Amérique du Sud les candidats à l’émigration des pays de destination historiques, tels que les États-Unis, le Canada et la République Dominicaine. Ce tournant était en préparation depuis le début des années 2000, et s’est intensifié en 2004 lorsque des oligarques, appuyés par les États-Unis, ont fomenté une rébellion armée qui visait à renverser le président démocratiquement élu, Jean-Bertrand Aristide, plongeant Haïti dans le chaos. Suite à cela, la situation de la sécurité humaine dans le pays s’est détériorée au point que le Conseil de sécurité des Nations Unies a considéré qu’Haïti représentait une menace pour la paix internationale et créé la Mission de Stabilisation (MINUSTAH) dirigée par le Brésil, une puissante émergeante en Amérique du Sud. La présence de la MINUSTAH a amorcé un fragile mécanisme de stabilisation. Cependant la situation socio-économique s’est dégradée, menant aux émeutes de la faim de 2007-2008. Les émeutes ont révélé combien la pauvreté et l’absence de soins dont souffrent les Haïtiens ont compromis les tentatives de stabilisation. Cette crise a été suivie du séisme dévastateur de 2010 qui a causé la mort de plus de 200.000 personnes tout en ne laissant que peu d’espoir de changement, en particulier chez les jeunes. Aggravant encore cette situation désastreuse, l’épidémie de choléra, introduite en Haïti plus tard cette année-là par des soldats des Nations Unies, a causé la mort de plus de 10.000 personnes et infecté plus de 820.000 Haïtiens avec une maladie qui avait jusque-là épargné le pays.

Pour ceux qui cherchaient à quitter le pays suite à ces difficultés, le Brésil est apparu comme une solution viable. Avec une demande accrue de main d’œuvre peu qualifiée en vue de la Coupe du monde de 2014 et des Jeux Olympiques de 2016, le Brésil allait attirer les Haïtiens, pour la plupart des hommes âgés de 18 à 30 ans, vers l’Amérique du Sud. La forte augmentation de la migration suite au séisme se lit dans les chiffres. Avant 2010, un millier d’Haïtiens, pour la plupart des étudiants boursiers, vivaient au Brésil. En 2018, ce chiffre allait atteindre plus de 129.000, plus d’un tiers bénéficiant de visas humanitaires accordés entre 2012 et 2016. Toutefois, en 2015, l’attractivité du Brésil s’est estompée avec la récession économique et la crise politique du pays, qu’accompagnait une montée de la xénophobie. Les Haïtiens ont commencé à rechercher d’autres destinations, beaucoup se tournant vers le Chili.

Partageant une frontière avec le Brésil, ce qui permettait une circulation entre les deux pays, l’économie chilienne et ses opportunités d’emploi ont attiré des migrants haïtiens situés au Brésil et directement depuis Haïti. Entre 2002 et 2018, la population de migrants haïtiens au Chili est passée de 50 à plus de 170.000. La visibilité croissante d’une importante population de migrants noirs a conduit à des sentiments anti-Haïtiens qui ont été exacerbés durant la crise de la Covid-19. Avec l’élection en 2017 du conservateur Sebastián Piñera, des changements de politique migratoire ont été introduits et les visas de tourisme sont devenus obligatoires pour les migrants haïtiens. De plus, dans une loi qui a été très critiquée, une politique d’« expulsion volontaire » de migrants haïtiens a été introduite en 2018. Les Haïtiens n’étaient plus les bienvenus au Chili.

Les migrants d’Haïti comportent la jeunesse la plus dynamique du pays. Ce sont des diplômés d’écoles secondaires et d’universités issus de familles de la classe moyenne inférieure, ainsi que des pauvres des milieux urbains et ruraux qui tentent d’échapper à la misère et aux inégalités qu’ils subissent au pays. Ils espèrent rencontrer moins d’obstacles à l’étranger tandis qu’ils luttent pour gagner leur vie en République Dominicaine, dans les fermes et les vignobles chiliens, ou dans les usines de transformation de viande et les chantiers de construction du Brésil.

Le contingent haïtien en augmentation dans la caravane migratoire centre-américaine a été bien documenté ces dernières années, leur départ depuis l’Amérique du Sud ayant été relaté dans des articles décrivant leur difficile voyage ainsi que les affrontements frontaliers dans des pays comme le Pérou ou le Mexique. Depuis 2019, à la demande de l’administration Trump, le Panama et le Mexique ont joué un rôle clé pour contenir les flux migratoires provenant, respectivement, d’Amérique du Sud et d’Amérique Centrale. En pleine connaissance du périple désespéré et dangereux que les Haïtiens et d’autres migrants avaient entrepris à travers la jungle montagneuse du Darien qui relie l’Amérique du Sud à l’Amérique Centrale, des camps de migrants ont été mis en place par le gouvernement panaméen à la demande du gouvernement nord-américain dans l’objectif d’intercepter et de dissuader les migrants tentant d’entrer aux États-Unis.

Le contexte d’une crise complexe

En Haïti, les trois dernières années de manifestations anti-gouvernementales et anti-corruption, une crise sociopolitique ininterrompue, une crise économique, l’augmentation de la violence des gangs et des enlèvements, et plusieurs catastrophes culminant avec un troisième séisme en à peine plus d’une décennie, nous ont amenés où nous sommes aujourd’hui. À la fin de l’été 2021, le président d’Haïti a été assassiné, le prix des denrées alimentaires s’est brutalement élevé et les systèmes de transport quotidiens ont été gravement perturbés. Les banques ont cessé leurs opérations durant plusieurs jours consécutifs, invoquant les pénuries de carburant causés par la violence des gangs et les barrages routiers. Certaines zones du quartier de Martissant ont été assiégées des mois durant en raison des guerres de territoire des gangs, menaçant les résidents et brûlant de nombreuses maisons. Les activités des gangs ont coupé la plupart des accès menant à la péninsule sud d’Haïti, épicentre du récent séisme, perturbant à certains moments l’aide humanitaire et les secours. Le pays est devenu invivable.

L’instabilité en Haïti, qui a stimulé la migration en direction de l’Amérique latine et aujourd’hui la frontière américano-mexicaine, est le produit de crises complexes. À maints égards, ces crises sont liées à l’héritage durable de politiques d’exploitation menées envers Haïti par les États-Unis et d’autres pays. Par conséquent, attendre de mesures à court terme qu’elles endiguent les flux migratoires équivaut à arrêter une fuite avec du ruban adhésif : c’est au mieux une solution temporaire. Nous, qui croyons que les gens devraient pouvoir vivre dans leur pays avec dignité, devons être prêts à protéger les droits des migrants aux frontières tout en nous assurant qu’aucun Haïtien n’ait jamais à prendre la décision difficile de quitter son foyer par désespoir.

La presse internationale a facilement tendance à attirer notre attention sur les problèmes d’Haïti : un leadership politique corrompu qui participe d’une mauvaise gouvernance et empêche l’État de droit tout en favorisant l’impunité systémique et le contrôle monopolistique et prédateur des secteurs économiques vitaux, mais paralysés, d’Haïti par quelques familles d’oligarques soutenues par les États-Unis et leurs acolytes politiques. Cependant les crises actuelles occultent en grande partie les causes fondamentales : le pouvoir malveillant et corrosif de la politique étrangère américaine vis-à-vis d’Haïti ; les effets délétères de l’aide étrangère et des approches de la communauté internationale en matière de développement en Haïti ; l’interférence, dans les élections haïtiennes, du Core Group, un groupe de diplomates internationaux mené par les États-Unis ; et les effets pervers de l'« aide humanitaire ». Ces interventions ont déstabilisé et fragilisé les institutions de l’Etat haïtien, miné les efforts de la société civile, entravé la capacité des Haïtiens à investir dans leurs communautés et transformé le pays en une République d’ONG.

L’absence d’une vue d’ensemble nous empêche de comprendre que la crise migratoire n’est pas un évènement spontané. Elle doit être examinée en regard de l’engagement américain et international en Haïti comme des politiques qui ont directement soutenu ou fermé les yeux sur la corruption des dirigeants, tout en manifestant de l’indifférence face à la population haïtienne. La crise des migrants ne sera pas atténuée en redirigeant les Haïtiens vers le Mexique, le Brésil ou le Chili, comme il est maintenant mis en œuvre ou envisagé, ou par des déportations de masse. En dépit de tous les obstacles, les êtres humains seront toujours à la recherche d’une vie meilleure, quelque en soit le risque ou le coût, quand l’alternative est la privation, la violence, ou même la mort.